Message de Mgr Borys Gudziak au Parlement ukrainien à l’occasion du 75e anniversaire de l’« Holocauste par balles »

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs les députés,

« Il y a des choses, des tragédies dont l’ampleur rend toute parole impuissante, et pour lesquelles, le silence en dira davantage… ». Ainsi en 1966, il y a cinquante ans, s’exprima le dissident Ivan Dziouba, l’une des plus grandes autorités intellectuelles de l’Ukraine contemporaine, lors de la commémoration des vingt-cinq ans du massacre de Babyn Yar. Plus tard, il avoua que ce discours fondateur (qui reste d’actualité aujourd’hui) avait été une improvisation, une réponse spontanée à la douleur, la peur et la confusion que M. Dziouba avait vues dans les yeux des personnes réunies lors de cet anniversaire. Probablement, nombreux parmi eux gardaient dans leur mémoire les images de la guerre, de la terreur, de la Grande Famine (Holodomor) et de l’effrayante Catastrophe de la Shoah qui avait frappé les juifs d’Ukraine. Ils avaient probablement vu de leurs propres yeux l’exécution, les 29-30 septembre 1941, de plus de 30 000 juifs, leurs voisins kiéviens.

Cette manifestation de la haine extrême de l’homme contre l’homme, d’un peuple contre un peuple, d’une idéologie brune ou rouge qui mutile la dignité humaine donnée par Dieu, devrait nous ébranler, nous émouvoir, nous faire sortir de nos cadres habituels rigides et parfois, hélas, futiles – y compris au sein de ce Parlement.

Soixante-quinze ans plus tard, il ne reste presque plus de témoins, mais la mémoire perdure.

Encore aujourd’hui, toute parole est impuissante…

Il est en effet difficile de trouver les mots justes en lisant la liste des innocents massacrés.

Comme, par exemple, cette famille qui demeurait rue Sofiyivska :

  • Lahodskyi Herch Haïmovytch, 56 ans
  • Lahodska Anna Leïbivna, 56 ans
  • Lahodskyi Zynoviy Herchevych, 31 ans
  • Lahodska-Brahinska Rozalia Herchivna, 29 ans
  • Brahinska Beba Semenivna, 6 ans
  • Brahinskyi Edouard Semenovych, 5 ans

L’âge et les noms des victimes indiquent des liens familiaux. Il ne s’agit ici que d’une seule famille parmi toutes celles dont les noms et autres données – potentiellement inexacts et écorchés – nous sont parvenus.

En revanche, des milliers sont restés anonymes et ont sombrés dans l’oubli.

La Shoah est la tragédie, la Catastrophe de l’histoire de l’humanité, dont l’Ukraine (comme certains autres endroits) devint la principale arène. A côté d’Auschwitz, devenu le symbole de la mort dans les chambres à gaz, Babyn Yar symbolise le ‘Holocaust par balles’.

Babyn Yar est la tragédie de toute l’humanité, car à cet endroit fut piétinée la dignité humaine et anéantie la valeur suprême de la vie humaine. Le dissident Myroslav Marynovytch définit Babyn Yar comme le lieu de la nouvelle «chute de l’homme », le péché originel renouvelé et amplifié. A travers la mort de ces innocents, le Mal jaillit à nouveau. Ceci afin que nous puissions le percevoir, le nommer ; afin que, finalement, nous nous repentions et commencions à défendre la vie et la dignité humaines, partout et toujours.

Babyn Yar n’est que le sommet de l’iceberg des tragédies qui se succédèrent. Entre 1932 et 1947, la population de l’Ukraine traversa une liste étourdissante de catastrophes : la Grande Famine (Holodomor), la Shoah, la répression par le pouvoir soviétique des soldats de l’Armée Rouge qui avait été faits prisonniers [par l’Allemagne nazie], la tragédie de Volhynie [combats entre les miliciens ukrainiens et polonais qui ont été suivis de massacres de la population civile d’origine polonaise], la déportation des Tatars de Crimée, l’opération « Vistule » [déportation vers l’Ouest de la Pologne des populations d’origine ukrainienne qui se retrouvèrent sur le territoire polonais après la fin de la Seconde guerre mondiale] ; ainsi que toutes les autres atrocités commises avant, pendant et après la Seconde guerre mondiale. Aucun autre territoire ne souffrit d’une perfidie aussi concentrée, d’une haine aussi intense. Non sans raison l’historien Timothy Snyder qualifie les terres ukrainiennes de terres « sanglantes » et particulièrement dangereuses à l’échelle de la planète, à l’époque pour l’âme humaine.

Pendant des années l’histoire de Babyn Yar, tout comme l’histoire du Holodomor, a été tue, et effacée des annales. Ce lâche camouflage et cet oubli trouvèrent un écho symbolique dans la tragédie de Kourenivka en 1961 [lorsque la pulpe argileuse dont le pouvoir avait comblé le bassin de Babyn Yar brisa la digue construite pour la contenir, inondant le quartier de Kourenivka et causant le décès de centaines de personnes]. En tentant d’effacer la mémoire de Babyn Yar, le pouvoir soviétique causa encore la mort de plus d’un millier d’innocents. En règle générale, les Nazis exterminaient les juifs, et les communistes effaçaient leur mémoire. Cet exercice fut réussi jusqu’à donner à certains l’impression que les juifs et leur spiritualité, culture et société millénaires n’avaient jamais existé en Ukraine ; qu’ils n’avaient jamais été nos compatriotes, que nos grands-parents ne reconnaissaient pas leurs voisins et amis dans les rangs des grandes colonnes se dirigeant vers les lieux d’exécution…

Babyn Yar fait partie de notre histoire, histoire de toute l’Ukraine et non seulement du peuple juif, puisque ces juifs étaient de Kyiv, Lviv, Odessa, Vinnytsia… Presque chaque ville et bourgade ukrainienne possède son « Yar » – un ravin devant lequel les gens ont été fusillés uniquement parce qu’ils étaient juifs. Environ un million de juifs périrent sur le territoire ukrainien. Les juifs ukrainiens moururent principalement dans leurs propres villes, près de leurs foyers, et non dans les lointains camps de concentration.

Comme Ivan Dziouba, il y a cinquante ans, nous restons silencieux… et en même temps nous ne pouvons pas le rester. Nous devons rendre leurs noms aux victimes et la mémoire à leurs descendants. Cette mémoire nous concerne tous. Parfois nous avons l’impression que les juifs commémorent « leur » Catastrophe, alors que les Ukrainiens ont commencé à commémorer « leur » Holodomor. Nous oublions souvent qu’il s’agit de notre histoire commune : notre Catastrophe, notre Holodomor, notre Volhynie, notre « Vistule » et notre déportation Tatare de Crimée.

Nous ne devons pas fermer les yeux sur les fois, où les Ukrainiens ont perpétré des crimes. Malheureusement, ces cas ne furent pas rares dans l’histoire. Cependant, nous ne pouvons pas non plus occulter le rôle des Justes ukrainiens qui, en risquant tout, sauvèrent la vie et la dignité des juifs. Parmi eux, la figure notable du métropolite Andrey Sheptytsky. Certains Justes œuvraient à un niveau très humble, comme par exemple mes deux grand-mères. Lui et elles sont pour nous un exemple et une source d’espoir. Etant fiers de nos Justes, nous nous devons d’adopter leur comportement, leur posture et leur courage.

Les évènements du XXe siècle constituent une blessure de notre peuple que nous devons et pouvons guérir. Nous sommes appelés à vivre, à surmonter le syndrome traumatique et la victimisation que Mr. Poutine tente de nous imposer, en enflammant la guerre dans l’Est du pays et en excitant le populisme pervers qui aujourd’hui se répand à travers les pays et les continents. Nous devons inscrire Babyn Yar dans notre histoire et notre conscience, dans l’histoire de l’Europe de l’Est, dans l’histoire du monde, afin qu’une tragédie pareille ne se reproduise pas, afin que la haine ne soit pas un moteur de la politique, un pivot foudroyant d’idéologies et de passions perfides et mortifères.

Quelles conclusions devraient en tirer ceux parmi nous qui se définissent comme chrétiens ?

Nos conclusions basées sur l’Evangile sont absurdes pour certains et scandaleuses pour d’autres, car « nous proclamons un Messie crucifié » (1 Corinthiens 1:23).

Nous Le proclamons, certes, mais vivons-nous par Lui ?

Toutes nos victimes ne sont pas honorées à travers le monde, mais cela n’implique pas que nous ne devons pas honorer les victimes des autres. Nous, chrétiens, devons regarder la vérité en face, reconnaître les faits historiques, y compris nos fautes, et être capables de nous ouvrir à la souffrance de l’autre sans attendre qu’il fasse le premier pas. Ceci constitue le paradoxe complexe de notre foi et le paradoxe de l’exemple radical de notre Sauveur qui appelait Ses disciples à aimer leurs ennemis et à pardonner ceux qui nous ont offensés. Cette stratégie ne garantit pas la victoire immédiate. Néanmoins, dans ce monde à la fois magnifique et vicieux, cette stratégie peut nous mener à la vérité, la réconciliation et l’amour réciproque.

Nos commémorations seront vaines, si elles ne mènent pas à la vérité, la réconciliation et l’amour. La vérité sur Dieu, l’homme et le monde. Il ne s’agit pas de nous réconcilier avec le mal, mais de vivre en bonté, respect et amour entre frères et sœurs qui ont été créés à l’image de Dieu et selon Sa ressemblance (Genèse 1:26).

Ce combat pour la vérité, la réconciliation et l’amour fraternel est rempli d’antinomies et de contradictions qui nous transportent de la logique du jeu à somme nulle (zero-sum-game) vers la logique du jeu à somme positive (positive-sum-game) (on peut gagner ensemble). Car le vice humain et le pêché sont des mystères obscurs et imperceptibles, alors que la sainteté du Seigneur et notre salut en Lui – des Sacrements indicibles. Recherchons ce Sacrement, quels que soient les actes et les succès de l’ennemi du genre humain. Dans le Seigneur, la vérité, la réconciliation et l’amour l’emportent au Royaume de Dieu et jusqu’ici-bas.

Ainsi, à la suite d’Ivan Dziouba et des nombreuses personnes qui partagent son intuition, permettez-moi de terminer cette allocution par un moment de silence la main dans la main, au nom de la vérité, de la réconciliation et de l’amour fraternel sur la Terre… et sur la terre ukrainienne.

Kyiv, 27 septembre 2016

Mgr Borys Gudziak

Évêque de l’Éparchie Saint Volodymyr-le-Grand de Paris des Ukrainiens pour la France, le Benelux et la Suisse

En charge du Département des relations extérieures de l’Eglise gréco-catholique ukrainienne

Président de l’Université catholique d’Ukraine