A l’issue d’un siècle de morts, de déportations et de déplacements de population, le Seigneur a offert aux Ukrainiens et au monde le cadeau de l’Indépendance de l’Ukraine. Pour toute personne en ayant ressenti la douleur personnellement ou ayant suivi l’histoire par solidarité – c’est un pur miracle.
Jusqu’au dernier moment les autorités mondiales – présidents puissants, experts érudits, analystes confiants, voire pieux prélats– n’ont rien vu venir. Certains même faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour l’empêcher d’arriver. « Mieux vaut l’Union soviétique que le chaos ». Ceux qui sont assez âgés se souviennent bien de qui il est question. Le Rideau de Fer, la palissade de silos nucléaire, le nuage de propagande et l’évaluation conventionnelle des politiques donnaient l’impression que l’Union soviétique, prison des nations, des peuples et des personnes, était invincible.
Quelle journée ce fut ! Pour le monde, pour nous, pour moi personnellement. Dans la chaleur de l’été, après six ans d’intenses études et de recherche, je suais à grosses gouttes en rédigeant une thèse de doctorat sur l’histoire de l’Église Ukrainienne. Après des mois passés enfermé dans mon appartement à Cambridge, je venais d’en livrer, à vélo, le deuxième chapitre de 100 pages au professeur Omelyan Pritsak à Wellesley, à 13 miles de chez moi ; et je me préparais à commencer la troisième partie. Pour moi, l’été de 1991 sera marqué par la solitude, un combat de tous les jours et d’efforts. Tous les autres étaient partis en vacances.
“Tous”, y compris Mykhail Gorbachev, la plupart des présidents du monde, des premiers ministres, des parlementaires, des généraux et des journalistes. Les conditions parfaites pour un coup d’État, un putsch réactionnaire visant à repousser la vague de liberté qui commençait à se répandre dans les républiques soviétiques avec la perestroïka et la liberté religieuse fraîchement accordée…
Les premiers rapports en provenance de l’URSS ont suscité une angoisse généralisée. Quelques jours d’incertitude et de trépidation ont suivi. Puis, un flash d’information – l’Ukraine a déclaré son indépendance ! Des images jubilatoires de Viatcheslav Tchornovil menant les députés, en portant un drapeau ukrainien géant à la Verkhovna Rada, le parlement ukrainien. « « Ще не вмерла Україна » – L’Ukraine n’est pas encore morte – était l’euphémisme du jour : elle venait de naître. L’Union soviétique s’effondrait ; sans effusion de sang, sans guerre, comme le château de cartes moral, qu’elle était – construite sur les mensonges, la violence et la perfidie. Un miracle !
Je suis sorti en courant de mon appartement sur Massachusetts avenue pour un jogging jubilatoire le long de la Charles River. Le soleil était brillant, le vent me donnait des ailes. L’Ukraine est libre ! Je vais finir mon travail et aller faire ma part…
Ce moment était un véritable cadeau. En fait, un éclair de grâce divine et pourtant part d’un processus ardu et son fruit. L’oblation de millions de personnes à travers des décennies et des siècles. Rien qu’au 20ème siècle se furent 15 millions de personnes, victimes de divers occupants et de factions en guerre. Parmi les victimes innombrables de la soif de domination, il y avait mes ancêtres et des membres de ma famille qui se sont battus pour la liberté.
Tant de gens ont tant donné. Je me souviens des histoires de mon grand-père Mykhailo Shypula. Il a combattu dans l’Armée ukrainienne de Galicie à la fin de la Première Guerre mondiale. Sa fille, ma tante Iryna, a péri dans les rangs de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne à la fin de la deuxième guerre mondiale. Le service désintéressé, le sacrifice ultime et la douleur durable. Une histoire partagée par beaucoup de nos familles. Des familles venant d’un lieu, qui n’existait pas. Une identité niée, reniée. Des vies entières de justifications futiles, d’explications de qui vous êtes… sans grand résultat.
Il y a 30 ans, le 24 août, la liberté est finalement arrivée, la dignité du peuple enfin reconnue. Le rêve de nombreuses générations, accordé à la nôtre. L’avons-nous plus mérité qu’eux ?
En tout état de cause, le trésor nous a été confié.
Trente ans plus tard, l’indépendance est à peine assurée, la liberté n’est pas encore totale. Pour la raison, disent certains, que la véritable souveraineté et indépendance de l’Ukraine n’a pas vraiment 30 ans. Il s’est agi alors d’une naissance partielle, achevée seulement sur le Maïdan en 2014 par l’immolation de la Centurie Céleste ; et désormais consolidée par la guerre contre l’envahisseur de toujours. La quête de la dignité est maintenant clairement la nôtre. Personne ne peut la façonner pour nous ou nous remplacer dans cette tâche. Une nouvelle prise de conscience a eu lieu : la liberté est indissociable de la responsabilité – un mandat que Dieu nous a confié.
Demeurent le défi et la charge de défendre la liberté, de la défendre par la responsabilité. Chaque moment précis, chaque sacrifice personnel, chaque mort sur la ligne du front ukraino-russe, chaque petit recul de l’intérêt personnel pour le bien commun est un sacrement, une contribution au pèlerinage de la peur vers la dignité – la dignité donnée par Dieu.
L’indépendance de l’Ukraine a une dimension nationale et ethnique. En même temps, la liberté de l’Ukraine est un triomphe humain global, avec une connotation biblique. C’est un exode de la terre des pharaons vers la terre promise de lait et de miel. C’est un passage, non encore achevé, de la mort vers la vie. Tant que notre responsabilité est inchoative ou incomplète, cela reste un pèlerinage. Dans sa trentième année.
J’ose même dire que ce sera un pèlerinage jusqu’à la fin des temps. Un voyage béni et joyeux, épuisant et exaltant. Chacun de nous doit y jouer son rôle de manière consciente et consciencieuse.
La joie abondante du 24 août 1991, la solidarité exubérante des Maïdans, la possibilité de se promener librement dans les Carpates, de se baigner dans le Dnipro, de prendre un café sur la place Rynok à Lviv, tout cela est bien réel et vrai !
L’invasion est bien réelle et le sacrifice ultime de milliers de personnes est bien véritable, lui aussi.
Réels et véritables sont la lutte, le travail à faire, la conversion à opérer. Il y a beaucoup de choses à purger, beaucoup de choses à réformer, beaucoup à construire en chacun de nous – pour que ce pays soit vraiment un pays de lait et de miel.
Le cadeau a été offert pour que nous puissions donner de nous-mêmes pour la liberté de nos frères et sœurs en Ukraine et ailleurs. En fait, partout. La liberté de chaque individu nous appelle tous à nous servir les uns les autres. C’est l’appel du Seigneur.
Allons de l’avant dans la gratitude et la joie, en nous souvenant bien de ce cadeau, en restant optimiste quant à la route à suivre.
Que Dieu bénisse l’Ukraine !
Многая літа, Україно
Monseigneur Borys Gudziak
Archevêque Métropolitain catholique de Philadelphie
Président de l’Université catholique d’Ukraine